Vivre près du Front: Toléré?

Ou le « paradis » d’un hameau de La Gorgue (Nord) face à l’ « enfer » du Front! … C’est l’histoire de la famille de ma grand-mère maternelle,

dossier repris plusieurs fois par manque de document et de réponse à la question : pourquoi vivre si près du front, à proximité des combats, sous les bombardements ?

Famille REGNIER vers 1915, La Gorgue
Ma grand-mère Henriette REGNIER, sa grande sœur et ses parents.  1915-1916. Coll. personnelle

Le couple et les enfants

Henriette DUBAR, mon arrière-grand-mère, est née le 10 avril 1878 à Estaires, fille d’Henri Fidèle Amand, serrurier demeurant rue du marché aux poissons, et de Marine Adeline DELEAU. Elle est la cadette d’une famille de 8 enfants.

Elle même aura de nombreux enfants et obtiendra la médaille d’or de la famille française (vu les décrets de 1920) , pour 11 enfants. Cette information est parue au journal officiel du 10 août 1927.

Remarque : l’histoire orale transmet 25 grossesses, j’ai vérifié la naissance de 18 enfants à La Gorgue, 9 ont fondé une famille, 9 sont morts en bas-âge.

Henriette se marie à Estaires le 11 avril 1896 avec César REGNIER, cultivateur aux « Planquettes », lieu-dit de La Gorgue, proche de Laventie, où la famille est installée depuis au moins 3 générations.

César et Henriette vont s’installer au « Nouveau Monde », les Planquettes, où ils auront leur premier enfant en 1897. Les nombreuses naissances à La Gorgue, consultées dans les registres d’état civil, attestent leur présence près du Front flamand du Nord-Pas-de-Calais, avec 3 naissances d’enfants pendant la Grande Guerre, malheureusement décédés en bas-âge.

On devine sur le cliché ci-dessus qu’ Henriette DUBAR attend un enfant, peut-être la petite Berthe, qui est morte à 4 mois en 1916.

  • Pourquoi vivre si près du front ?

La guerre, le contact des soldats

En 1914, a lieu la bénédiction de la nouvelle église du Sacré Cœur au Nouveau Monde. Bénie le dimanche 21 juin 1914, jour d’été, jour de chaleur, jour de fête, jour d’insouciance.

Eglise du Nouveau Monde La Gorgue, avant, pendant, après guerre
Eglise du Nouveau Monde La Gorgue, avant (1914), pendant (1918), après guerre (1929). Images BnF Gallica et coll. personnelle.

Extrait du bulletin paroissial de la commune d’ Estaires : «  C’était grande fête au Nouveau Monde dimanche ; tout le quartier était magnifiquement décoré et pavoisé ; une foule immense était accourue de toute la région »

Il ne reste rien de cette église suite à l’offensive allemande de la Bataille de la Lys d’avril 1918. Elle est reconstruite en 1928.

Octobre 1914

La guerre est violente pour la population dès l’invasion d’octobre 1914. Le Grand Chemin qui mène d’Estaires à La Bassée, bien connu de mes aînés, est victime d’atrocités. De nombreux articles ont été écrits à ce sujet sur le blog. (Violences aux civils) L’instituteur de Laventie raconte en 1920 : « Les Allemands ont dû évacuer le bourg le 16 octobre 1914 après un combat sérieux livré aux lieux dits : Le Grand chemin et le Pont Duhem. ». Avant cela, les 10 et 11 octobre, des familles ont souffert de leur passage.

La consultation des registres d’Etat Civil me donne des informations sur 4 individus, tous morts le 11 octobre chez Jules DEFOSSEZ cultivateur. Il s’agit de Fleury LEBLOND du Drumetz, Anatole STRECK du Grand Chemin, Louis et Pauline DEFOSSEZ, 20 et 19 ans, enfants de Jules du Grand Chemin! (Rm : sépulture des enfants DEFOSSEZ au cimetière communal de Laventie, présents sur le monument aux morts de La Gorgue)

La veille 10 octobre 1914, le cultivateur Jules RIDEZ, cousin par alliance de mon arrière-grand-père César REGNIER, est «  tué par l’ennemi » à son domicile au Grand Chemin (cf acte de décès) comme l’indique ci-dessous la photo de sa sépulture au cimetière communal de La Gorgue.

Jules RIDEZ la Gorgue
Jules RIDEZ, époux de Julienne HAMEAU, tué par l’ennemi le 10 octobre 1914, à l’âge de 59 ans.

Octobre 1914 – avril 1918

Après le départ des Allemands, le secteur est occupé par les Britanniques jusqu’en 1918 et les habitants voient le passage de diverses armées, indienne (empire britannique), portugaise (autorité britannique) et autres …

Quelques documents sont joints à la suite pour illustrer la présence de ces soldats qui ont vécu parmi la population.

Un laissez-passer, communiqué par les Archives Départementales du Pas-de-Calais, concerne la jeune Marie WERQUIN (peut-être native d’Estaires en 1899), résidant à la Gorgue en 1915, document cosigné par le Maire de La Gorgue Georges WOUSSEN et le Capitaine de la Division MEERUT (armée anglo-indienne arrivée dans le Nord à l’automne 1914, A.P.M. Assistant Provost Marshal). Un lien vers les Soldats indiens.

Laissez-Passer, ville de La Gorgue, 1915
Laissez-Passer, d’une jeune fille vers son pensionnat de Boulogne-sur-Mer, via le chemin de fer. Valable 8 jours, Source AD 62.

Les soldats portugais sont présents dans la plaine de la Lys en 1917 et 1918. Le dossier de prisonnier du Capitaine RIBEIRO rappelle la violence des combats dans la région du Nouveau Monde. En effet, celui-ci disparait le 9 avril 1918 lors de la Bataille de la Lys. Son médecin, prisonnier au camp de Breesen en Allemagne déclare à son sujet en août 1918 : «  a été recueilli mort au poste du Nouveau Monde, n’a pu être enterré à cause du bombardement ».

Quelques soldats du Corps Expéditionnaire Portugais sont revenus après-guerre avec la Commission Portugaise des Sépultures de G. Certains constituent à La Gorgue une section d’Anciens Combattants. Certaines idylles avec de jeunes françaises sont à l’origine de mariages mixtes pour légitimer les naissances d’enfants. D’autres soldats portugais ont épousés des jeunes veuves de Poilus!

Parmi eux, José JOAQUIM, vice-président de la section, a épousé la cousine de mon arrière-grand-mère Henriette DUBAR. Et le fils de Jean PENAO, cavalier du CEP, a épousé Denise REGNIER, la cousine germaine de maman. ( Mariages franco-portugais, grande guerre)

  • Oui mais pourquoi vivre si près du front ?

Evacuation de la zone proche du front

Avril 1918

Un document des Archives Nationales me donne des éléments de réponse. Il s’agit d’un échange entre le Sous-Préfet de Dunkerque et le Préfet du N., concernant l’évacuation des réfugiés du Nord et les allocations versées, dans le canton d’Hazebrouck.

  • Le document est explicite, les Autorités militaires anglaises et la Mission militaire française y attachée exigent et ordonnent l’évacuation dès octobre 1914. Il ne doit plus y avoir de réfugiés dans l’arrondissement d’Hazebrouck, y compris les communes d’Estaires et La Gorgue. Les Autorités civiles sont aussi consultées, la solution incitative au départ de la population (évacués du Nord et population locale?) est la privation des allocations aux réfugiés.  (Lien vers le document des AN: Evacuation de la zone proche du Front dès octobre 1914 )

Les registres des communes d’Estaires et La Gorgue sont détruits pour les années 1917 et 1918, mais j’ai la preuve par des actes de naissance et décès que la famille est encore présente au « Nouveau Monde » fin 1916, certainement jusqu’à la Bataille décisive d’avril 1918.

==> Ma famille a bravé les interdits?! Ou/et les Autorités militaires et administratives ont toléré le maintien des Civils dans la zone proche du front?

Il semble que la population locale n’ait pas voulu quitté son domicile et c’est la 2ème solution qui peut être envisagée, puisqu’un document du Sénat Allocations aux réfugiés du Nord , permet de constater que les évacués de l’arrondissement de Lille sont restés dans celui d’Hazebrouck pendant 3 ans, sans toucher d’allocations. Le Préfet en a décidé autrement: civils tolérés mais pas d’aide financière et donc pas de carte de séjour…

L’acte de mariage d’un enfant de César REGNIER et Henriette DUBAR apporte la preuve qu’ils sont réfugiés à Blessy en octobre 1918.

Famille REGNIER de La Gorgue, réfugiés à Blessy, 1918
Mes arrières-grands-parents de La Gorgue (Nord), réfugiés à Blessy (Pas-de-Calais) distant de 30 kilomètres , après la Bataille de la Lys d’avril 1918. Acte de mariage de leur fils à Bierne (Nord).

Pendant ce temps, les Allemands occupent le Nouveau Monde à partir d’avril 1918.

En mai 1918, dans ses rapports mensuels, le Préfet du Nord explique, au Général commandant la région, qu’à la suite de l’attaque allemande du 9 avril 1918, certaines communes proches de la ligne de feu sont évacuées, d’autres sont occupées par l’ennemi.

Les communes envahies sont elles-aussi évacuées, voir le lien relatif à des précédentes transcriptions et recherches : Dossier Evacuation par l’Autorité allemande

Retour au foyer et Reconstruction

La durée du refuge dans la commune de Blessy (Pas-de-Calais), à une trentaine de kilomètres de La Gorgue (Nord), ne m’est pas connue. Je sais que la famille est de retour aux « Planquettes » en 1922, par l’acte de naissance d’un enfant mort-né.

Ont-ils connus les baraquements servant de logements provisoires en 1921, route de Sailly-sur-la-Lys, aujourd’hui rue de la Lys ?

On devine sur l’image ci-dessous l’aménagement des baraques avec rideaux et jardins.

L’habitat provisoire lors de la reconstruction est constitué de baraques NISSEN du nom de leur inventeur, ou « NISSEN hut ».
La production commence en août 1916. Cent mille modules des deux premières largeurs et dix mille de la troisième sont fabriqués en Grande-Bretagne jusqu’en novembre 1918. Ils traversent la Manche pour être débarqués et acheminés par rail à pied d’œuvre. Surnommée « tube », « métro », « tonneau », « demi-lune », par les soldats puis par les sinistrés, la baraque NISSEN, peu isolée, dégage une atmosphère glaciale en hiver.

Le Nouveau Monde La Gorgue, Reconstruction après-guerre
Le hameau du Nouveau Monde La Gorgue. Quartier de baraquements, route de Sailly-sur-la-Lys, vers 1921. Coll. personnelle

Des éléments peuvent encore être consultés, mais j’ai la certitude, vu l’implantation des cimetières militaires britanniques et allemand après-guerre près de leur domicile, qu’ils avaient une bonne étoile ?! …

Cimetières militaires Laventie, après la guerre 14-18
Territoire de l’ascendance maternelle (Nouveau Monde, rue des monts, Laventie Bourg) indiqués en bleu. En jaune cimetière allemand provisoire. Les tranchées sont localisées au sud, sud-est ( Image Delcampe)

Le couple REGNIER – DUBAR a vécu jusqu’aux années 1950. Ils ont connu avec leurs enfants dont leurs fils, prisonnier et ancien combattant, la seconde guerre mondiale.

Mes arrières grands-parents reposent aujourd’hui au cimetière du Nouveau Monde

Sources :

Etat civil – Gallica BnF – Archives Nationales

Bibliothèque de Documentation internationale Contemporaine

Archives du CICR (Croix-Rouge)

 

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Publié dans Cimetières, Histoires du Nord 14-18, Racines familiales
One comment on “Vivre près du Front: Toléré?
  1. heatherannej51 dit :

    As usual … a very interesting article, Myriam. So … were refugees given allowances to help them evacate?

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