C’est le journal de guerre de 1914 à 1917, de Jacques VILLETARD de PRUNIERES, dans le Nord . Il m’a permis de comprendre l’occupation allemande des territoires, pour illustrer la chronique concernant mon arrière-grand-mère Marie ROUSSEL de Laventie, (son portrait visible à ce lien : Mère et fils confrontés à la grande guerre ). Une partie de ce journal est transcrite à la suite.

Etudiant en médecine et externe des hôpitaux de Paris, se trouvait à Pornic avec son père et sa mère, le 1er août 1914, lors de la mobilisation générale. Parti le soir même pour Paris, il fut incorporé dans une formation sanitaire du XXIè corps d’armée et assista aux combats livrés en Alsace, puis à la bataille de la Marne.
Nommé médecin auxiliaire, il fut affecté à une compagnie du génie, envoyée dans le Nord lors de la course à la mer. A la suite d’une brusque attaque des Allemands, à Hulluch, il fut blessé et fait prisonnier. Retenu pendant neuf mois à Darmstadt, puis rendu à la France […] Pendant presque tout le temps de ses séjours sur le front, il avait rédigé un journal […]
« Dans le Nord – 3 octobre
[…] c’est dans toutes les gares la même répétition. On nous comble d’objets divers. […] Mêmes réceptions extraordinaires à Rue, Fort-Mahon, Etaples, Boulogne, Wimereux, Calais, Saint-Omer. A Hazebrouck nous dormions : on ouvre de force notre wagon pour nous ravitailler. A onze heures, réveil brusque par une violente secousse. Nous sommes à Merville, point de débarquement, et notre train vient de tamponner un train de marchandises. Quelques sapeurs sont légèrement blessés. Longue pause sur le quai de la gare. […]
4 octobre
Déjeuner rapide, puis nous partons vers Lomme. Le capitaine paraît très préoccupé et l’on ne peut obtenir de lui aucun renseignement. Nous passons par Sailly-sur-Lys, Fleurbaix. Route pavée, continuellement bordée de maisons. Toute la population est dehors pour nous voir passer et ne sait comment témoigner son enthousiasme. C’est une distribution continuelle de vivres, de boissons et d’objets divers. Au début nous cherchons à maintenir les hommes, mais à la fin nous sommes forcés d’accepter comme eux tout ce qu’on nous offre : café, bière, chocolat, pain, charcuterie, liqueurs, tabac, cigarettes, cigares, blocs de papier à cigarettes, pipes, papiers à lettres, crayons, etc. J’entre dans plusieurs pharmacies pour acheter des spécialités. Je suis reçu par des pharmaciennes qui remplissent mes musettes de produits pour mes blessés et ne veulent accepter aucun argent. L’accueil est de plus en plus chaud à mesure que nous approchons d’Armentières. […] A Armentières la population est si enthousiaste qu’un service d’ordre devient nécessaire pour nous frayer un passage. On sent que la population attendait avec impatience des troupes, car l’ennemi n’est pas loin. […] Enfin nous arrivons à Lomme. Ce n’est pas sans un petit mouvement de découragement que nous apprenons là que nous avons juste le temps de casser la croûte avant d’aller prendre position en avant de Lille ! […] Billet de logement chez le curé.
5 octobre
[…] Nous partons à 10 heures dans la direction de Loos. Courte marche entre des maisons et des murs d’usine. Halte dans la grande rue de Loos. Immédiatement nous sommes entourés et ravitaillés par la population, qui est moins dense et moins nombreuse qu’hier. On sent l’approche de l’ennemi. Plusieurs fils d’industriels et des sœurs viennent distribuer des effets chauds aux hommes. Je me ravitaille de nouveau gratuitement dans plusieurs pharmacies. […] Départ rapide vers une ferme située en avant de Loos, dans la direction de Ronchin. Les sections se dispersent pour aller faire des tranchées. […] Il est difficile de comprendre quelque chose : nous n’aurions, paraît-il, devant nous, que de la cavalerie. Deux compagnies de territoriaux ne peuvent me renseigner. Comme troupes, rien que des vieux. A la jumelle on ne découvre dans toute la plaine que des goumiers et des civils, ces derniers fuyant dans tous les sens, au risque de se faire descendre par les balles qui sifflent partout sans qu’on puisse savoir d’où elles viennent. Vers le soir des goumiers nous rejoignent. Je puis m’entretenir un moment avec eux ; nous parlons petit nègre, mais nous comprenons que nos sentiments sont les mêmes. Leur brillant costume et leurs jolis petits chevaux blancs produisent une impression étrange dans cette triste plaine du Nord, par un temps sombre et froid.
[…] Nous ne savons rien de Lille, rien du combat, et pour la première fois dans la région nous avons vu ces bandes lugubres de civils. […] J’accompagne un malade à Loos et de là à Haubourdin, où se trouve le dépôt d’éclopés. Un gendarme me sert de pilote. […] Courte pause à Loos. Il fait très froid. Je suis courbatu en diable et toujours endormi. Un bon café me réveille à peine. Les sections nous rejoignent. Les officiers et les hommes qui ont travaillé toute la journée sont éreintés. […] Nous partons vers Haubourdin et Lens en marche forcée. Chose étrange, nous tournons le dos à l’ennemi que nous avons battu aujourd’hui. Marche très pénible sur de gros pavés. Les hommes esquintés, se laissent tomber le long de la route. Il faut en relever tous les cinquante mètres et, coûte que coûte, leur faire rejoindre la route, car les ordres sont très sévères. Mes brancardiers, à bout de forces, ne peuvent m’aider.

6 octobre
Au bout de quelques heures de cette marche lugubre et démoralisante, le jour apparaît. […] Nous avons renoncé à faire suivre les hommes, car nous n’avons pas de voitures, et ils s’effondrent maintenant par groupes dans les fossés de la route. Ils ne sont pas seuls, car les hommes du 21 qui nous précèdent font de même. Le pays que nous traversons est navrant. De chaque côté de la route plantée d’arbres s’étendent à perte de vue des champs de betteraves, de temps à autre, des puits de mines dont les bâtiments noirs s’estompent dans la brume. Nous traversons deux ou trois petits villages de mineurs. […] Vers dix heures, nous traversons le canal près de la Bassée. […] Nous arrivons dans un village fouillé par des patrouilles […] Tous les habitants sont partis, laissant leurs maisons fermées, et, comme les Allemands n’y sont venus qu’en patrouilles, rien n’a été pillé. […] Nous repartons vers Loos-les-Lens, qui doit être occupé aujourd’hui par le 109è. […] La campagne est toujours lugubre. Elle se distingue de celle que nous avons parcourue ce matin par une plus grande quantité de puits, car nous sommes en pleine région minière de Lens. Nous approchons des lignes de contact. Depuis une heure, quelques obus allemands viennent éclater sur notre gauche. Deux batteries de 75 commencent à répondre. Nous nous trouvons dans une plaine s’inclinant en pente douce vers le village d’Hulluch, situé dans un bas-fond. A notre droite, la Bassée et la route de Lens. A notre gauche, un puits de mine en feu, d’où s’échappe une épaisse colonne de flammes et de fumée noire. Devant nous, un petit bois dans lequel de temps à autre éclate une vive fusillade. En avant et à droite de ce bois, le village d’Hulluch vers lequel nous nous dirigeons. L’action semble surtout vive au niveau de la route de Lens à La Bassée, sur laquelle les Allemands envoient une pluie de percutants et de schrapnels. J’ai beau fouillé à la jumelle de ce côté, je ne découvre que quelques patrouilles de pantalons rouges qui traversent la route […]. Nos troupes doivent avancer, car les batteries placées en arrière de nous viennent de prendre position près de nous à la droite du village et derrière le parc du château. Vers deux heures, nous recevons l’ordre d’occuper Hulluch et, si possible, d’envoyer à la nuit une ou deux sections vers Loos. […] nous rampons jusqu’à une meule d’où nous pouvons découvrir la plaine de Loos. Le spectacle est intéressant, car nous voyons une partie de la ligne de feu. La zone d’éclatement des obus indique l’emplacement des troupes. Nos obus vont éclater à hauteur de Loos, village situé dans le prolongement du vallonnement d’Hulluch […] Les balles sifflant au-dessus de nous, nous nous glissons dans le fossé de la route pour rentrer au village. Pas d’habitants. Entendant du bruit dans une maison, j’entre par curiosité et je me trouve en présence d’une bande d’enfants qui veulent à tout prix sortir pour voir la bataille ! C’est avec peine que leur mère et leur grande sœur les repoussent dans la cave. Ces braves gens (une famille de mineurs) sont fort peu rassurés d’être sous les obus, ce qui ne les empêche pas de m’offrir gentiment l’hospitalité, que j’accepte, car j’ai quelques pansements à faire et mes notes à rédiger. […] Le bombardement diminuant avec la nuit, je puis examiner les dégâts, qui sont minimes, sauf dans le parc du château. Presque toutes les maisons sont abandonnées, sauf les grandes fermes et les estaminets. La nuit tombée, la compagnie gagne les meules placées en avant d’Hulluch et s’abrite derrière elles. […] Rentrés à la ferme, nous bavardons un moment avec le fermier. Celui-ci, ancien cuirassier, se vante de hauts faits d’armes accomplis pendant son service, mais disparaît en vitesse dans sa cave dès qu’un obus passe au-dessus de la maison.
7 octobre
Matinée calme. Quelques obus. Je suis forcé de faire évacuer deux malades sérieux […] Notre séjour ici paraissant devoir se prolonger, nous décidons d’aller cantonner dans une des grandes maisons abandonnées du village […]
8 octobre
[…] Vers onze heures, nous entendons, du côté de Loos, une violente canonnade qui nous inquiète, car elle doit coïncider avec l’arrivée de nos sections. Je suis très anxieux […] on vient me chercher pour des blessés qu’on ramène de Loos. D’autres plus touchés, sont restés là-bas. J’envoie les brancardiers qui me restent avec des voitures pour tâcher de les ramener. Je dirige sur la fosse 5, où est l’ambulance, les blessés du 158 et du 109 qui reviennent assez nombreux. […] A la nuit tombante je vais voir moi-même ce qu’il en est. […] Nous nous défilons avec précaution et rapidité dans les champs de betteraves, évitant tant bien que mal les cadavres assez nombreux. […] sur notre route nous reconnaissons avec peine les corps des sapeurs tués dans l’après-midi. Il est même impossible d’établir l’identité de l’un d’eux qui a été littéralement broyé par un percutant. Il ne reste qu’un pied dans une chaussure et un lambeau de muscle recouvert d’étoffe roussie. Nous gagnons le village. […] Une rue transversale nous sépare seule des Boches, qui, eux aussi, se fortifient. Nous restons encore une heure et demie dans cet enfer, puis nous rentrons à Hulluch en faisant un grand détour par la route de Vermelles. […] Ce qui nous a tous frappés, c’est le courage des habitants. Plusieurs ont été tués dans la plaine. Un vieux ménage, dans le village, ne pense qu’à balayer les éclats de vitre et les platras qui salissent la maison à moitié démolie, sans se préoccuper des obus.
9 octobre
[…] La situation est grave, nous allons nous replier sur Vermelles. […] A notre grand étonnement, nous trouvons une ville aussi calme que si l’ennemi était loin. Une brave femme qui a son mari et son fils au feu fait sécher nos vêtements et nous offre du café. Nous cantonnons dans une ferme. […] La compagnie ne nous ayant pas encore rejoints, je décide de retourner à Hulluch pour voir si l’on n’a pas besoin de moi, car je prévois « un coup de chien ». Je réquisitionne une bicyclette […], la route devient de plus en plus silencieuse et déserte. Le silence est même si complet, lorsque j’approche Hulluch, que je me demande si le village est encore occupé par nous. […] Notre village est mal placé, en contrebas, mais malgré cela l’ordre est arrivé de le fortifier sur trois faces ; c’est pourquoi la compagnie ne s’est pas repliée sur Vermelles avec le train. Nous visitons les travaux de défense. En arrière du village, trois batteries de 75. En avant et sur la face gauche, de nombreuses tranchées occupées par des sections du 158 et du 109 et par un escadron de chasseurs d’Afrique. Le tout soutenu par des mitrailleuses. Nous nous promenons en avant de la ligne de tranchées, c’est-à-dire à découvert sans essuyer un coup de feu. […] Un bataillon ennemi aurait déjà occupé Wingles et commencerait à tourner notre gauche. […] J’avais l’intention de rentrer à Vermelles, mais, voyant la situation, je prévois du travail pour la nuit ; aussi j’installe mon poste de secours […]. Je suis réveillé par une vive fusillade sur notre gauche. […] Je gagne les tranchées pour m’assurer que mes brancardiers sont à leur poste. […] les balles commencent à siffler et à ricocher sur les maisons […] il faut que je m’occupe de plusieurs blessés, car je suis le seul médecin resté dans le village. Le capitaine passe, l’air inquiet. Il répond évasivement à mes questions. Un chasseur à cheval, blessé à la jambe, vient se faire panser. […] Les sapeurs se sont fortifiés dans la dernière maison, qui commande la route de Vermelles et d’où l’on peut observer la plaine à droite et à gauche, ainsi que la route de Lens à la Bassée, qui passe transversalement à deux cent mètres en avant de nous.
10 octobre
[…] « Replions-nous vite, les Allemands occupent déjà une partie du village, et… » Nous nous défilons rapidement dans le chemin creux qui longe le moulin. A notre gauche on distingue vaguement, dans le brouillard épais, une troupe assez importante, qui marche à notre hauteur. Ce doit être le 158 qui se replie comme nous. […] un groupe important d’Allemands (ceux que nous avions pris pour le 158) débouche à trente mètres de nous, à gauche de la ferme, et nous charge aussitôt en poussant des cris sinistres et en tirant. Toute la compagnie surprise s’égrène sur la route de Vermelles et dans les champs à gauche. Au moment où nous parvenons sur la route, une autre troupe d’Allemands débouche derrière nous de la grande rue du village et ouvre sur nous un feu […] En sautant dans le champ, je ne vois pas un petit fossé caché par le brouillard, je bute et pique une tête dedans […] je reçois sur la tête un violent coup de crosse […] je cherche encore à me traîner jusqu’à une meule toute proche, car les balles arrivent dru de gauche. A ce moment j’entends distinctement à ma gauche ces mots : « Das Schwein lebt noch », et j’essuie de tout près un coup de feu qui m’enlève mon képi. Deux autres coups suivent, venant de plus loin. Me sentant bien touché, le sang me coulant sur la figure, je perds connaissance…Au petit jour, un sous-officier allemand et un infirmier me secouent pour savoir si je suis encore vivant. Ils m’aident à me relever, et ce n’est qu’après un rapide examen de moi-même que je me rends compte que ma blessure est insignifiante. Mais je suis prisonnier et sérieusement abruti…L’infirmier français du 21 qui m’a ramassé et qui avait vu tirer sur moi, de la meule où il était caché, m’a avoué que c’était par acquit de conscience qu’il s’était approché de moi, car il me croyait bien mort.

Citations
Il est cité à l’ordre le 3 octobre 1916. Citation Source Gallica
« Dans la nuit du 9 au 10 octobre 1914, lorsque le village d’Hulluch dut être évacué sous la pression de l’ennemi, a voulu demeurer avec la section du Génie désignée pour se retirer la dernière. Blessé au moment du départ de cette section » Le chef de Bataillon HUE, Commandant le génie divisionnaire. Journal de guerre 1914-1917
Sources : Gallica BnF
Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine.
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